2.

 

« Maintenant vous avez l’argent, Ellen, et il est tout à vous. À moins, naturellement, que vous vouliez l’échanger contre ce qu’il y a derrière ce rideau. »

Monty HALL, Let’s Make a Deal.

 

— Harkness. Numéro 49. Tu es Garraty, numéro 47 ? C’est ça ?

Garraty examina Harkness, qui avait des lunettes et les cheveux en brosse, une figure rouge luisante de sueur.

— C’est ça.

Harkness avait un cahier. Il y nota le nom et le numéro de Garraty. Son écriture était bizarre et irrégulière, saccadée, au rythme de sa marche. Il se heurta à un type appelé Collie Parker qui lui demanda où il allait nom de Dieu putain. Garraty réprima un sourire.

— Je note le nom et le numéro de tout le monde, expliqua Harkness.

Quand il releva la tête le soleil étincela sur ses verres et Garraty dut cligner les yeux pour voir sa figure. Il était 10 h 30 et ils arrivaient à douze kilomètres huit cents de Limestone ; ils n’avaient plus que deux kilomètres huit cents à faire pour battre le record de la plus grande distance parcourue par un groupe de Longue Marche au complet.

— Vous devez vous demander pourquoi je fais ça, dit Harkness.

— T’es avec les Escouades ! plaisanta Olson, par-dessus son épaule.

— Non répondit aimablement Harkness. Je vais écrire un livre. Quand ce sera fini, tout ça, je vais écrire un livre.

— Tu veux dire que si tu gagnes tu vas écrire un livre, fit en riant Garraty.

Harkness eut un geste vague.

— Oui, si tu veux. Mais réfléchis. Un livre sur la Longue Marche par un type qui était dans le coup, ça doit faire de vous un homme riche.

McVries éclata de rire.

— Si tu gagnes, t’auras pas besoin d’un bouquin pour être riche, tu sais !

Harkness fronça les sourcils.

— Eh bien… peut-être pas. Mais ça ferait quand même un livre bougrement intéressant, non ?

Ils continuèrent de marcher et Harkness continua de noter les noms et les numéros. La plupart des garçons les donnaient assez volontiers, tout en se moquant de lui et de son grand livre.

Ils avaient couvert maintenant neuf kilomètres six cents. Le bruit courut que ça paraissait bon pour le record. Garraty se demanda vaguement pourquoi ils voulaient battre ce record, après tout. Plus vite la concurrence serait éliminée meilleures deviendraient les chances pour ceux qui restaient. Il supposa que c’était une question de fierté. Le bruit courut aussi que des orages étaient prévus pour l’après-midi ; Garraty supposa que quelqu’un avait un transistor. Si c’était vrai, ce ne serait pas agréable. Les averses orageuses du début de mai n’étaient pas des plus chaudes.

Ils marchaient toujours.

McVries avançait d’un pas ferme, tête haute, en balançant légèrement les bras. Il avait essayé le bas-côté mais avait vite renoncé à se battre contre la terre molle. Il n’avait pas reçu d’avertissement et si son sac à dos lui faisait mal ou lui sciait les épaules, il n’en montrait rien. Ses yeux guettaient constamment l’horizon. Quand il passait devant de petits groupes, il agitait la main et souriait d’un air pincé. Il ne laissait paraître aucune fatigue.

Baker avançait nonchalamment, d’un pas traînant, les genoux fléchis, mais il semblait couvrir beaucoup de terrain sans en avoir l’air. Il balançait négligemment son blouson, souriait aux badauds qui les montraient du doigt et sifflotait de temps en temps des bribes de chansons. Garraty l’estima capable de marcher éternellement.

Olson était moins bavard et toutes les deux ou trois minutes il pliait un genou. À chaque fois, Garraty entendait le craquement de la rotule. Olson se raidit un peu, pensa-t-il, ses neuf kilomètres de marche commencent à se faire sentir. Garraty jugea qu’un de ses bidons devait être presque vide. Olson aurait bientôt besoin de pisser.

Barkovitch gardait son allure saccadée ; il était tantôt en avance sur le gros du peloton, comme s’il voulait rattraper les marcheurs de l’avant-garde, tantôt il se laissait distancer et traînait à la hauteur de Stebbins. Il avait perdu un de ses trois avertissements et l’avait regagné cinq minutes plus tard. Garraty se dit qu’il devait aimer se tenir au bord du néant.

Stebbins continuait de marcher tout seul. Garraty ne l’avait vu parler à personne. Il se demanda s’il se sentait solitaire ou fatigué. Il était toujours persuadé qu’il s’épuiserait de bonne heure – le premier peut-être – mais ne savait pas pourquoi. Stebbins avait ôté son vieux chandail vert et tenait à la main son dernier sandwich à la confiture. Il ne regardait personne. Sa figure semblait un masque.

Ils marchaient.

La route en croisait une autre et des policiers arrêtèrent la circulation quand les marcheurs passèrent. Ils saluèrent tous les garçons dont deux, sûrs de leur immunité, répondirent par des pieds de nez. Garraty n’approuva pas. Il sourit et hocha la tête et se demanda si les agents ne les prenaient pas tous pour des fous.

Les conducteurs klaxonnaient et, dans ce concert d’avertisseurs, une femme appela son fils. Elle s’était garée sur le bas-côté et attendait certainement de s’assurer que son garçon faisait encore partie de la Marche.

— Percy ! Percy !

C’était le 31. Il rougit, agita très discrètement la main et pressa le pas en baissant la tête. La femme essaya de courir sur la route. Les gardiens au sommet du half-track furent sur le qui-vive mais un des agents de la circulation la prit par le bras et la retint gentiment. Et le carrefour disparut derrière un virage.

Ils passèrent sur un pont de bois. Un ruisseau gazouillait dessous. Garraty marcha tout contre le garde-fou et, en se penchant, vit un instant son reflet déformé.

Ils passèrent devant un panneau annonçant LIMESTONE 11 KM et puis sous une large banderole : LIMESTONE EST FIER D’ACCUEILLIR LES MARCHEURS. Garraty calcula qu’ils étaient à un kilomètre à peine du record.

Un nouveau bruit courut, cette fois à propos d’un garçon nommé Curley, numéro 7. Curley souffrait d’une crampe et il avait déjà reçu son premier avertissement. Garraty pressa le pas et arriva à la hauteur d’Olson et de McVries.

— Où est-il ?

Olson montra du pouce un garçon dégingandé, en jean, qui essayait de se laisser pousser des rouflaquettes. C’était un échec. Sa figure maigre était crispée, terriblement concentrée, et il regardait fixement sa jambe droite. Il boitait. Il perdait du terrain et son expression le montrait.

— Avertissement ! Avertissement 7 !

Curley se força à aller plus vite. Il haletait un peu. Autant sous la peur que sous l’effort, pensa Garraty. Il en perdit toute notion du temps. Il oublia tout sauf Curley. Il le regarda lutter, comprenant vaguement que ce serait peut-être sa propre lutte, d’ici une heure ou une journée.

C’était la chose la plus fascinante qu’il eût jamais vue.

Lentement, Curley se laissait distancer et il fallut plusieurs avertissements lancés à d’autres avant que le groupe s’aperçoive que, dans sa fascination, il s’adaptait à l’allure de Curley. Ça signifiait aussi que Curley était à la limite.

— Avertissement ! Avertissement ! Troisième avertissement 7 !

— J’ai une crampe ! hurla Curley d’une voix sourde. C’est pas juste si on a une crampe !

Il était proche maintenant de Garraty qui voyait sa pomme d’Adam monter et descendre. Il se massait fébrilement la jambe. Et Garraty sentait émaner de lui une odeur de panique, qui ressemblait à celle d’un citron coupé, bien mûr.

Garraty le dépassa puis, au bout d’un instant, l’entendit s’exclamer :

— Dieu soit loué ! C’est en train de passer.

Personne ne fit de réflexion. Garraty ressentit une vague déception. C’était méchant, pas sportif, sans doute, mais il voulait être certain que quelqu’un d’autre aurait un ticket avant lui. Qui a envie de sortir de scène le premier ?

La montre de Garraty marquait à présent 11 h 05. Il se dit que cela signifiait sans doute qu’ils avaient battu le record, en comptant deux heures à 6,5 kilomètres. Ils ne tarderaient pas à arriver à Limestone. Il vit Olson plier un genou, puis l’autre, et recommencer. Par curiosité, il essaya le mouvement. Ses articulations craquèrent nettement et il fut étonné de les trouver si raides. Tout de même, il n’avait pas mal aux pieds. C’était déjà quelque chose.

Ils passèrent devant un camion de laitier arrêté au croisement d’un petit chemin de terre. Le laitier était assis sur le capot. Il agita le bras avec bonne humeur.

— Allez-y, les gars !

Garraty sentit la colère l’envahir. Il eut envie de rétorquer : « Qu’est-ce que vous attendez pour vous soulever le cul et marcher avec nous ? » Mais l’homme avait plus de dix-huit ans. Il avait même l’air d’avoir passé la trentaine. Il était vieux.

— Ça va, tout le monde, repos ! cria soudain Olson, et il provoqua quelques rires.

Le camion de lait était hors de vue. On rencontrait maintenant davantage de croisements, davantage d’agents et de spectateurs qui klaxonnaient et agitaient les bras. Quelqu’un lança des confettis. Garraty se sentit soudain important. Il était, après tout le « Champion du Maine ».

Tout à coup, Curley se mit à hurler. Garraty tourna la tête. Le garçon était cassé en deux, il se tenait la jambe et criait. Il marchait toujours, si incroyable que cela parût, mais très lentement. Trop lentement.

Tout le monde ralentit alors, comme pour se mettre au même pas que Curley. Les soldats, dans le half-track, levèrent leurs fusils. La foule retint sa respiration, comme si les gens ne savaient pas ce qui allait se passer, les marcheurs aussi, comme s’ils n’en savaient rien non plus, et Garraty sentit battre son cœur. Pourtant il savait, ils savaient tous, c’était très simple : Curley allait recevoir son ticket.

Les crans de sûreté claquèrent. Les garçons s’écartèrent de Curley comme une volée de cailles. Soudain, il fut tout à fait seul sur la route ensoleillée.

— Ce n’est pas juste ! hurla-t-il. Ce n’est pas juste !

Les jeunes marcheurs arrivaient dans l’ombre d’un petit bois ; quelques-uns se retournèrent, d’autres gardèrent les yeux fixés droit devant eux, craignant de voir. Garraty regardait. Il ne pouvait s’en empêcher. Les groupes de spectateurs enthousiastes s’étaient tus comme si quelqu’un avait brusquement coupé le son.

— Ce n’est pas…

Quatre carabines firent feu. Le bruit fut assourdissant. Il roula jusqu’aux collines et s’y répercuta.

La tête anguleuse, boutonneuse de Curley disparut dans une bouillie de sang, de matière cérébrale et d’os. Le reste de son corps tomba à plat ventre en travers de la ligne blanche médiane.

99 à présent, pensa Garraty avec une nausée. 99 bouteilles de bière sur le mur et si une de ces bouteilles tombait… ah, mon Dieu, mon Dieu…

Stebbins enjamba le corps. Son pied glissa un peu dans une flaque de sang et son pas suivant laissa une trace écarlate, on aurait dit une photo du magazine Official Detective. Il ne baissa pas les yeux sur ce qui restait de Curley. Il ne changea pas d’expression. Stebbins, petit salaud, pensa Garraty, c’était toi qui devais recevoir ton ticket le premier, tu ne le savais pas ? Garraty se détourna alors. Il ne voulait pas être malade. Il ne voulait pas vomir.

Une femme, à côté d’un car Volkswagen, laissa tomber sa tête dans ses mains. Des sons bizarres sortaient de sa gorge et Garraty s’aperçut qu’il voyait sous sa robe jusqu’à sa culotte. Un slip bleu. Inexplicablement, il fut de nouveau excité. Un gros homme chauve gardait les yeux fixés sur Curley en grattant frénétiquement une verrue près de son oreille. Il humecta ses grosses lèvres charnues sans cesser de regarder et de frotter sa verrue. Il regardait encore quand Garraty passa devant lui.

Ils marchaient. Garraty se retrouva à côté d’Olson, Baker et McVries. Ils avaient resserré leur groupe, comme pour se protéger. Maintenant, ils regardaient tous droit devant eux, la figure soigneusement impassible. Les échos des détonations s’attardaient dans le silence. Garraty pensait à la trace sanglante de la chaussure de Stebbins. Il se demanda si elle laissait encore des traînées rouges, il faillit tourner la tête pour le vérifier mais se dit qu’il ne fallait pas faire l’imbécile. Il se posait quand même la question. Il se demandait si Curley avait souffert. Il se demandait s’il avait senti les balles ou s’il avait simplement été vivant, puis mort l’instant suivant.

Naturellement, il avait souffert. Cela fait déjà mal, de la pire des façons de savoir qu’on ne sera plus là mais que la terre continuera de tourner, toujours la même, intacte et tranquille.

Le bruit courut qu’ils avaient fait plus de douze kilomètres avant que Curley ait son ticket. Le commandant se disait enchanté. Garraty se demanda si quelqu’un savait où était le commandant.

Il se retourna brusquement, pour savoir ce qu’on faisait de Curley, mais la route avait tourné. Curley était hors de vue.

— Qu’est-ce que tu as dans ton sac à dos ? demanda tout à coup Baker à McVries.

Il faisait des efforts pour parler normalement mais sa voix était aiguë, une voix de fausset sur le point de se briser.

— Une chemise de rechange, répondit McVries. Et du hamburger cru.

— Du hamburger cru…

Olson fit une grimace de dégoût.

— Le hamburger cru est bourré d’énergie, dit McVries.

— T’es dingue. Tu vas dégueuler partout.

McVries se contenta de sourire.

Garraty regretta un peu de ne pas avoir apporté de hamburger. L’énergie ! Il ne savait pas, mais il aimait bien le hamburger cru. Ça battait les bouchées de chocolat et les concentrés. Il se rappela soudain ses biscuits mais, après Curley, il n’avait plus grand-faim. Après Curley, est-ce qu’il pouvait réellement penser à manger du hamburger cru ?

La nouvelle qu’un des marcheurs avait été « ticketé » filtra parmi les spectateurs et, bizarrement, ils se mirent à acclamer encore plus fort. Quelques applaudissements crépitaient comme du pop-corn. Garraty se demanda si c’était gênant d’être fusillé en public, puis se dit qu’on s’en fichait probablement comme de sa première chemise. Curley avait certainement eu l’air de s’en foutre. Mais avoir à se soulager, ça, ce serait moche. Garraty préféra ne pas y penser.

Les aiguilles de sa montre s’étaient réunies et marquaient midi. Ils passèrent sur un pont de fer rouillé enjambant une profonde gorge à sec et de l’autre côté il y avait une grande pancarte : VOUS ENTREZ DANS LES LIMITES DE LIMESTONE – BIENVENUE À LA LONGUE MARCHE.

Plusieurs garçons poussèrent des cris de joie. Garraty économisa son souffle.

La route s’élargit et les marcheurs se déployèrent, les groupes se desserrèrent un peu. Après tout, Curley était maintenant à cinq kilomètres derrière eux.

Garraty prit ses biscuits et retourna un moment le paquet entre ses mains. Il pensa avec nostalgie à sa mère, puis il chassa ce sentiment. Il la verrait avec Jan à Freeport. C’était une promesse. Il mangea un biscuit et se sentit un peu mieux.

— Tu sais quoi ? dit McVries.

Garraty secoua la tête. Il but une gorgée d’eau de son bidon et salua de la main un couple âgé assis au bord de la route avec une petite pancarte GARRATY.

— Je ne sais pas du tout ce que je vais faire, si je gagne, reprit McVries. Dans le fond, je n’ai besoin de rien. Je n’ai pas de vieille mère malade à la maison ni de père dans un appareil de dialyse ni rien. Je n’ai même pas de petit frère qui meurt courageusement de leucémie.

Il rit et décrocha son bidon.

— Y a du vrai dans ce que tu dis, reconnut Garraty.

— Tu veux dire que tu n’as pas de raison non plus ? Tout ça, ça ne rime à rien.

— Tu causes sans savoir, dit confidentiellement Garraty.

— Si c’était à refaire…

— Ouais, ouais, je le referais, mais…

— Hé ! cria le garçon qui les précédait, Pearson, le doigt pointé. Des trottoirs !

Ils entraient enfin dans la ville proprement dite. De belles maisons en retrait de la rue les dominaient du haut de leurs pelouses en pente. Les jardins étaient pleins de badauds qui agitaient les mains et les ovationnaient. Garraty eut l’impression qu’ils étaient presque tous assis. Par terre, dans des chaises longues ou des fauteuils de jardin, comme les vieux de la station-service, à des tables de pique-nique. Même assis dans des balancelles de terrasse. Il éprouva une sorte de colère envieuse.

Marchez et cassez-vous le cul. Du diable si je vais encore répondre aux saluts. Suggestion 13. « Conserver précieusement son énergie. »

Mais, finalement, il se dit qu’il était idiot. Les gens risquaient de le trouver snob. Il était, après tout, le « Champion du Maine ». Il se promit de saluer tous ceux qui avaient des pancartes GARRATY. Et toutes les jolies filles.

Les rues transversales défilaient. Sycamore Street et Clark Avenue. Exchange Street et Juniper Lane. Ils passèrent devant une épicerie de coin avec une enseigne de bière Narragansett dans la vitrine et un magasin à prix unique plein de photos du commandant.

Il y avait du monde le long des trottoirs, mais pas foule. Garraty fut déçu. Il savait que les vraies foules se trouveraient plus loin mais c’était quand même un peu comme un pétard mouillé. Et le pauvre vieux Curley avait manqué ça.

La jeep du commandant surgit tout à coup d’une rue transversale et roula à hauteur du groupe principal. L’avant-garde était encore à une certaine distance devant eux.

Une formidable acclamation s’éleva. Le commandant hocha la tête en souriant et agita la main devant la foule. Puis il tourna la tête et salua les garçons. Garraty sentit un frisson d’orgueil lui parcourir le dos. Les lunettes du commandant étincelaient au soleil de midi. Il porta à ses lèvres son mégaphone à piles.

— Je suis fier de vous, les gars. Fier !

Quelque part derrière Garraty une voix marmonna, discrètement mais clairement :

— Merde !

Garraty se retourna mais ne vit derrière lui que quatre ou cinq garçons qui observaient le commandant (l’un d’eux s’aperçut qu’il saluait et laissa vivement retomber son bras, l’air penaud), et Stebbins. Stebbins avait l’air de ne même pas voir le commandant.

La jeep accéléra. Quelques instants plus tard, le commandant disparut encore une fois.

Ils arrivèrent dans le centre de Limestone vers midi et demi. Garraty fut déçu. C’était vraiment un petit patelin. Il y avait un quartier commercial avec trois marchands de voitures d’occasion, un McDonald, un Burger King, une pizzeria, un parking et c’était tout Limestone.

— Ce n’est pas très grand, dit Baker.

Olson s’esclaffa.

— C’est probablement un endroit agréable pour vivre, répliqua Garraty sur la défensive.

— Dieu me préserve des endroits agréables pour vivre, dit McVries mais en souriant.

— Ben alors, qu’est-ce qui te plaît ? demanda Garraty.

À 13 heures, Limestone n’était plus qu’un souvenir. Un petit garçon en jean rapiécé marcha avec eux pendant plus d’un kilomètre puis s’assit et les regarda passer.

Le terrain devint un peu plus vallonné. Garraty se sentit transpirer pour la première fois de la journée. Sa chemise lui collait au dos. Sur sa droite, des nuages d’orage arrivaient mais ils étaient encore loin. Une brise légère soufflait, qui aidait un peu.

— Quelle est la prochaine grande ville, Garraty ? demanda McVries.

— Caribou, je crois.

Il se demandait si Stebbins avait mangé son dernier sandwich. Stebbins lui trottait par la tête comme une bribe de musique pop qui vous obsède jusqu’à vous rendre fou. Il était 13 h 30. La Longue Marche avait couvert près de trente kilomètres.

— C’est à combien ?

Garraty se demandait quel était le record du nombre de kilomètres avec un seul marcheur éliminé. Trente, cela ne lui paraissait pas mal. Trente kilomètres, c’était un chiffre dont on pouvait être fier.

— Je disais…, insista patiemment McVries.

— À une cinquantaine de kilomètres d’ici, peut-être.

— Cinquante ! s’exclama Pearson. Bon Dieu !

— C’est plus grand que Limestone, dit Garraty.

Il se sentait toujours sur la défensive, sans savoir pourquoi. Peut-être parce que tant de ces garçons allaient mourir là, tous peut-être. Probablement tous. Dans toute l’histoire des Longues Marches, six seulement s’étaient terminées au-delà de la frontière d’État du New Hampshire et seulement une était arrivée jusqu’au Massachusetts. Les experts disaient que c’était comme si Hank Aaron réussissait sept cent trente tours complets au base-ball, ou si… n’importe quel record qui ne serait jamais battu. Il allait peut-être mourir ici, lui aussi. Peut-être. Mais c’était différent. Le sol natal. Il pensait que cela plairait au commandant. « Il est mort sur sa terre natale. »

Il secoua son bidon et le trouva vide.

— Bidon ! Appela-t-il. 47 demande un bidon !

Un des soldats sauta du half-track et lui apporta un bidon plein. Quand il se retourna, Garraty toucha le fusil qu’il avait en bandoulière. Furtivement, mais McVries le vit.

— Pourquoi tu as fait ça ?

Garraty rit un peu, avec gêne.

— Je ne sais pas. Comme on touche du bois, probable.

— T’es un chouette garçon, Ray, dit McVries, puis il pressa le pas pour rattraper Olson, le laissant marcher seul, plus désorienté que jamais.

Le numéro 93 – Garraty ne connaissait pas son nom – le dépassa sur sa droite. Il regardait ses pieds et remuait un peu les lèvres en comptant ses pas. Il chancelait légèrement.

— Salut, dit Garraty.

Le 93 sursauta. Ses yeux étaient creux, vides comme ceux de Curley perdant sa bataille contre la crampe. Il est fatigué, pensa Garraty. Il le sait et il a peur. Garraty sentit son estomac se révulser.

Leur ombre marchait maintenant à côté d’eux. Il était 2 heures moins le quart. 9 heures du matin, la fraîcheur, assis dans l’herbe à l’ombre, il y avait un mois de cela.

Juste avant 14 heures, un nouveau bruit courut. Garraty prenait une leçon pratique de téléphone arabe. Dès que quelqu’un apprenait quelque chose, tout le monde était prévenu. Les rumeurs grossissaient de bouche en bouche. La pluie menaçait. Il allait sûrement pleuvoir. Il allait pleuvoir bientôt. Le type à la radio disait qu’il allait pleuvoir comme vache qui pisse. C’était drôle que la rumeur eût presque toujours raison. Et quand elle annonçait que quelqu’un ralentissait, que quelqu’un avait des ennuis, elle ne se trompait jamais.

Cette fois, le bruit courait que le numéro 9, Ewing, avait des ampoules et en était à son deuxième avertissement. Beaucoup de garçons avaient reçu des avertissements mais c’était normal. Pour Ewing, le bruit courait que ça allait mal.

Il repassa la consigne à Baker qui parut surpris.

— Le Noir ? Si noir qu’il a l’air presque bleu ?

Garraty répondit qu’il ne savait pas si Ewing était blanc ou noir.

— Ouais, il est noir, assura Pearson.

Il désigna Ewing. Garraty vit briller de petits diamants de transpiration sur sa figure. Avec une certaine horreur, il remarqua qu’Ewing était chaussé de baskets.

Suggestion 3 : « Ne portez pas de baskets. » Rien ne vous causera d’ampoules plus vite que des baskets sur une Longue Marche.

— Il est arrivé avec nous, dit Baker. Il est du Texas.

Baker força l’allure jusqu’à la hauteur d’Ewing. Il lui parla un bon moment. Puis il ralentit un peu, juste assez pour ne pas recevoir d’avertissement. Il avait la mine sombre.

— Il a commencé à avoir des ampoules au bout de trois kilomètres. Elles ont crevé à Limestone. Il marche sur le pus des ampoules crevées.

Ils écoutèrent tous en silence. Garraty pensa de nouveau à Stebbins. Stebbins avait des chaussures de tennis. Stebbins luttait peut-être maintenant contre des ampoules.

— Avertissement ! Avertissement 9 ! C’est votre troisième avertissement, 9 !

Les soldats observaient attentivement Ewing, à présent. Le dos de son tee-shirt, d’une blancheur éblouissante contrastant avec sa peau noire, était gris de sueur le long de la colonne vertébrale. Garraty voyait le jeu des muscles de son dos, alors qu’il marchait. Assez de muscles pour durer des jours et Baker disait qu’il marchait dans du pus. Ampoules et crampes. Garraty frémit. La mort subite. Tous ces muscles, tout cet entraînement ne pouvaient éviter les ampoules et les crampes. Mais quelle idée Ewing avait donc eue de mettre ces baskets ?

Barkovitch les rejoignit. Lui aussi, il observait Ewing.

— Des ampoules, dit-il comme s’il traitait la mère d’Ewing de putain. Qu’est-ce qu’on peut attendre d’un con de Nègre ? Je te demande un peu !

— Fous le camp, dit posément Baker, si tu ne veux pas mon poing sur la gueule.

— C’est contraire au règlement, répliqua Barkovitch avec un petit sourire ironique. N’oublie pas, plouc.

Mais il s’écarta. Ce fut comme s’il emportait avec lui un petit nuage de poison.

14 h 30. Leurs ombres s’allongeaient. Ils gravirent une longue côte et du sommet Garraty aperçut des montagnes basses, brumeuses et bleues, dans le lointain. À l’ouest, les gros nuages noircissaient et le vent fraîchissait, donnant la chair de poule à son corps en sueur.

Un groupe d’hommes entourant une camionnette Ford et une caravane les acclama follement. Ils étaient ivres. Tous les garçons, même Ewing, les saluèrent de la main. C’étaient les premiers spectateurs qu’ils voyaient depuis le petit garçon au jean rapiécé.

Garraty déboucha un tube de concentré sans regarder l’étiquette et y goûta. Cela avait un vague goût de porc. Il pensa au hamburger de McVries. Il pensa à un gros gâteau au chocolat avec une cerise sur le dessus. Il pensa à des crêpes. Inexplicablement, il eut une terrible envie de crêpe fourrée à la gelée de pomme. Le déjeuner froid que sa mère préparait toujours quand son père et lui partaient à la chasse en novembre.

Dix minutes plus tard, Ewing flancha.

Il était dans un groupe à ce moment. Il croyait peut-être que les autres le protégeraient. Les soldats firent bien leur travail. C’étaient des experts. Ils écartèrent les autres garçons. Ils traînèrent Ewing sur le bas-côté. Ewing essaya de se débattre, mais pas beaucoup. Un des soldats lui maintint les bras dans le dos pendant que l’autre lui collait son fusil sur la tête et tirait. Une des jambes d’Ewing tressauta convulsivement.

— Son sang est de la même couleur que celui de n’importe qui, dit McVries.

Sa voix résonna, très fort, dans le silence qui suivit l’unique détonation. Sa pomme d’Adam dansait et quelque chose se brisait dans sa gorge.

Deux de moins, maintenant. Les chances se modifiaient insensiblement en faveur de ceux qui restaient. On parlait à voix basse et Garraty se demanda encore une fois ce qu’on faisait des cadavres.

Tu te poses bien trop de questions, crétin ! se criât-il tout à coup.

Et il s’aperçut qu’il était fatigué.